Que dire des usagers ?
Michel CHAUVIERE
Directeur de recherche au CNRS
CERSA – université Paris 2

De manière générale, parler de l’usager ou des usagers c’est se situer délibérément de l’autre côté des producteurs et des rapports de production, du côté de l’aval et non du côté de l’amont. Dans une perspective démocratique, il est impossible de récuser la question des droits des usagers. Plus de participation, plus de débat, plus d’expression des besoins et des souhaits, plus de protection, plus de capacités à faire valoir ses intérêts, quelles que soient les situations ou le symptôme, constituent un indéniable pas en avant dans le chemin difficile de la citoyenneté au quotidien. Cependant, à y regarder de plus près, la question des usagers n’est tout de même pas aussi simple qu’il y paraît. L’usager n’est pas une catégorie naturelle et toute affirmation de droits nouveaux au titre de l’usage ou d’autre chose dérange l’ordre institué. Le problème est bien là.
Une première difficulté réside dans le fait que toute problématique de l’usager suppose la reconnaissance d’une altérité radicale de celui-ci, tout à la fois au plan relationnel et juridique. C’est l’acceptation de l’autre par lui-même, avec ses droits propres et opposables. Les intervenants sociaux, en général, n’étaient guère préparés à une telle révolution culturelle, mais les mentalités changent.
Une seconde tient au fait qu’il est difficile d’incarner ou d’habiter cette catégorie d’action. Pourquoi  ? En grande partie parce que c’est l’usage qui fait l’usager et non l’inverse. L’usager ne préexiste ni ne survit à la situation d’usage. Nous ne sommes jamais usagers comme nous sommes naturellement homme ou femme ou même citoyen(ne). L’usage n’est en réalité que mise en relation d’un producteur et d’un bénéficiaire à propos d’un objet à échanger ou à réparer. L’usage est un rapport social et l’usager n’existe que par et dans une situation concrète  : le guichet auquel on s’adresse, la prestation de service que l’on reçoit, le professionnel que l’on rencontre, le service public que l’on utilise etc. Ceci étant, il faut également faire une distinction entre d’une part, l’usager individuel et, d’autre part, l’usager collectif ou les usagers regroupés en diverses organisations. L’apport des uns et des autres aux objectifs de transparence et d’évaluation de l’action des professionnels et des institutions n’est pas du tout le même. Client ou usager  ? Pour divers auteurs, le terme générique de client ne devrait être utilisé que dans le cadre des rapports marchands pour désigner l’acheteur plus ou moins fidélisé. On vend d’ailleurs des clientèles. L’usager casse cette référence exclusivement économique en compliquant le rapport social en jeu. Parler d’usage, c’est intégrer certaines valeurs, des valeurs d’usage précisément par différence avec les valeurs d’échange, comme la finalité, l’adaptation ou la satisfaction. Dans le cas de la clientèle, on est davantage du point de vue des producteurs. Dans le cas des usagers, on est plutôt du point de vue des destinataires.
Cela dit, les rapports sociaux d’usage incorporent tout de même certaines composantes des rapports marchands, comme les prix. Cependant, si maints usages ont un prix, souvent tarifé, le prix n’est pas la seule variable d’ajustement dans la transaction. On trouve fréquemment, et notamment dans le travail social, d’autres valeurs engagées dans l’échange. Ainsi le don, la passion, les transferts et contre-transferts etc. D’où la difficile question de la qualité, qui ne peut pas être une simple caractéristique incorporée du service mais qui implique aussi un apport social et des valeurs.
Consommateur ou usager ? La consommation semble caractériser davantage l’acquisition de biens matériels avec une forte soumission aux lois de la concurrence, pendant que, par contraste, l’usage renvoie davantage à des biens le plus souvent immatériels et non stockables (comme le sont précisément les services), mais qui peuvent cependant être plus ou moins commercialisés. Ces biens sont symboliques, culturels ou sociaux, produits et diffusés souvent de manière monopolistique ou très faiblement concurrentielle, comme c’est justement le cas des nombreux services publics ou assimilés du secteur social, du moins jusqu’à la généralisation des appels d’offres de délégation de service public (loi Sapin). Mais il y a des situations mixtes, comme l’école qui articule service public stricto sensu et marché parascolaire.
Clients et consommateurs sont les uns et les autres définis par leur droit majeur de mettre en concurrence les producteurs et in fine par le droit d’aller voir ailleurs (exit). Cet objet ne me plaît pas, je peux choisir une autre marque et je peux même tenter de rétroagir sur les prix, en prétendant - vrai ou faux - que j’ai trouvé moins cher ailleurs, contrairement à ce qu’affirme la publicité. C’est la grande force du client-consommateur, mais aussi sa limite. Il reste en effet totalement tributaire des producteurs et des règles du marché, dont les stratégies commerciales l’entraînent souvent dans une spirale comparative sans fin, très coûteuse en temps.
L’usager, lui, n’a guère la possibilité de mettre en concurrence les producteurs, en raison du caractère souvent monopolistique de la production, comme c’est le cas dans les services publics ou assimilés. Concrètement, il ne peut donc que se soumettre, assujetti au service ou bien alors faire défection, mais cet exit est une arme assez faible. On peut rejeter ou renoncer à l’AAH ou au RMI, mais pour aller où ? Cependant, dans presque tous les cas, l’usager peut aussi agir indirectement comme citoyen. Il peut tenter d’infléchir la définition ou le cours des politiques et des programmes en amont du service ou de la prestation. Ou bien, il peut encore jouer le jeu de la participation ou de la coproduction. Ce que fait rarement le client-consommateur, sauf peut-être dans l’expérience historique des coopératives. Les associations de parents d’enfants inadaptés qui émergent à la fin des années 40 sont-elles des mouvements d’usagers ? Oui, d’une certaine manière. On peut y voir, en effet, des parents usagers mécontents qui s’auto-organisent pour protester contre une politique publique de l’enfance inadaptée qui leur semble faire davantage pour les délinquants et cas sociaux que pour leurs enfants atteints de déficiences profondes, sans que leur responsabilité éducative soit engagée. Leur protestation est aggravée par le fait que, faute d’équipements, leurs enfants survivent tant bien que mal à domicile ou dans quelques hôpitaux psychiatriques, alors même que des progrès ont été réalisés en matière médicamenteuse qui pourraient améliorer leur vie quotidienne. Les parents créent alors et gérent un certain nombre de structures d’accueil, souvent dans des baraquements de l’après-guerre, pour sortir leurs enfants de cette situation. Ils ouvrent les premiers IMP, IMPro, IME, etc., avant de devenir collectivement un partenaire important de l’État, notamment depuis les concertations qui ont précédé la loi de 1975 en faveur des personnes handicapées. C’est là un itinéraire d’usagers bien représentatif des ambiguïtés de cette problématique. Cette forme d’incorporation ancienne des usagers entraîne tout à la fois, par le truchement de la vie associative, une indéniable avancée démocratique, en même temps qu’une série d’effets pervers pour la vie quotidienne dans les institutions concernées, quand les professionnels sont les salariés des parents.
Au tournant des années quatre-vingts, s’opère une bascule importante due tout autant au nouveau cadre politique qu’au tournant néo-libéral. Ce qui crée une partie de l’ambiguïté de cette question émergente. Quoi qu’il en soit à la suite du rapport demandé en 1983 à Michel Sapin par le gouvernement Mauroy, vont éclore en quelques années plusieurs initiatives tendant à organiser les rapports sociaux d’usage dans quelques secteurs particuliers, par référence aux droits des personnes et/ou à leur citoyenneté.
C’est notamment la loi de 1984 concernant les droits des familles dans leurs rapports avec les services chargés de la protection de l’enfance (droit à la révision des dossiers, droit à la transparence des décisions, etc.). Par son existence même, cette loi marque une rupture culturelle et politique dans un secteur régi de toujours par des relations verticales d’autorité, où l’usager était le point aveugle de l’organisation (Reste tout de même à savoir qui est l’usager : l’enfant ou sa famille ?). C’est un état d’esprit que l’on trouvait déjà dans le premier texte concernant les conseils de maison de 1978. Si l’organisation du RMI n’a guère reconnu les bénéficiaires en tant qu’acteurs réels (genre syndicat des chômeurs), sauf à les considérer représentés par divers mouvements de lutte sociale, solidaires des exclus par philanthropie, la loi de lutte contre les exclusions de 1998 a développé toute une série de droits d’accès à l’attention des plus défavorisés, mais là encore sur un mode plus individuel que collectif.
Il faut, bien sûr, évoquer aussi la place de l’usager dans la dite modernisation des services publics et au-delà de toute l’administration. Pure rhétorique ou droits réels ? La question n’a pas manqué d’être posée. Le rapport de Michel Sapin de 1983, s’il a légitimé les usagers organisés, a aussi servi certains hauts fonctionnaires modernistes désireux de “ mettre de l’usager ” dans le moteur administratif et notamment dans le domaine des missions de souveraineté (Justice, Police). En période néo-libérale, même abstraite et incantatoire, la référence à l’usager peut devenir un levier pour parvenir à certaines transformations jugées indispensables.

Le programme de modernisation de la vie publique initié par Michel Rocard, Premier ministre en 1988/89 et ses suites dans la loi du 12 avril 2000 sur les droits des citoyens face à l’administration, s’est beaucoup appuyé sur ce type d’argumentation. On a pu y voir une sorte de métaphore du citoyen et raisonner en terme de gains démocratiques. Cependant, le plus souvent ces transformations ont surtout facilité l’incorporation de certains savoir-faire issus du marché dans le management public, en accélérant la privatisation de l’État. Derrière les discours, le risque est réel d’un consumérisme des services publics, surtout quand le mot d’ordre est de solvabiliser les usagers. On s’écarte de la citoyenneté.


Enfin, la rénovation de la loi sur les institutions sociales et médico-sociales de juin 1975 intervenue en janvier dernier contient une affirmation solennelle des droits des usagers sans qu’on sache précisément combien de décrets seront nécessaires à sa mise en œuvre ni surtout quand ils interviendront. La plupart des commentateurs ont souligné cette avancée. Pourtant on peut l’interpréter de bien des manières ! Que vaut cette rhétorique entre une administration de plus en plus contrainte par les impératifs budgétaires et ceux de l’harmonisation européenne et un secteur social déprécié et en partie clientélisé (la décentralisation est passé par là !). Que pourront les usagers dans un tel cadre, sinon obtenir quelques ajustements à la marge, quelques corrections n’entraînant aucune implication financière. En somme, ces droits généreusement rappelés pourraient bien n’être qu’un leurre en même temps qu’un instrument de contrôle supplémentaire pour les professionnels.
Ainsi, la question des usagers est-elle marquée par une tension entre régulation politique ou démocratique et régulation marchande. D’une part, elle est inséparable de la conception du service public quand il devient service au public. Elle sert alors à désigner de manière générique le destinataire sous toutes ses formes (en l’espèce la patient, la personne hospitalisée etc.). Mais, d’autre part, elle est également réescomptée avec le marché ou, plus précisément, avec la montée en puissance des rapports marchands jusque dans des secteurs traditionnellement protégés, comme le secteur social et dans une moindre mesure le secteur sanitaire (mais spécialement à l’hôpital). L’usager est alors proche, très proche, du client, jusqu’à la confusion.


Accueil > Evaluation Qualité > Usagers
Rapport
Evaluation et Loi 2002-2
Usagers
Objectivité Subjectivité
CTNERHI
Evaluation Externe
Usagers