PREMIER COLLOQUE HANDICAP & CITOYENNETE
PROBLEMATIQUE ET CHAMP DE RECHERCHE
Serge EBERSOLD
Directeur de Recherches au CERIS, Université de Strasbourg
Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Intervention Sociale
Traiter de la citoyenneté et du handicap, et introduire cette journée, est une tâche qui est loin d’être aisée. En effet, ce colloque présente la particularité de réunir deux notions qui sont généralement traitées séparément. Le plus souvent on a des colloques traitant de l’emploi, de l’intégration scolaire, de l’accessibilité, etc. des personnes handicapées. Et d’autres colloques traitant de la citoyenneté. Or, ce Colloque, réunit ces deux notions. Il me paraît révéler un changement relativement important.Ce colloque réunit deux notions qui renvoient fondamentalement aux manières de vivre ensemble. Et les propos de Madame la Ministre l’ont bien montré. Il s’agit de deux notions qui sont à ce titre assez indéfinissables.
Le handicap comme la citoyenneté sont difficilement définissables. Ce sont des processus qui renvoient à la manière dont les individus vivent collectivement, la manière dont les individus se reconnaissent les uns et les autres dans leur dignité. Mais ce colloque peut aussi paraître surprenant parce qu’en réunissant ces deux notions, il réunit deux notions qui sont, a priori, fondamentalement antinomiques.
Alors que la notion de citoyenneté renvoie à la participation librement consentie de l’individu, alors qu’elle reconnaît à l’individu le droit d’agir sur les institutions, de participer à la vie politique, le terme de handicap, si on le prend dans son acception commune, évoque incapacité, incomplétude, inaptitude, et renvoie d’une certaine manière à la forme la plus accomplie d’extra nihilité.
Le terme de handicap, il faut bien le reconnaître, le plus souvent dans les esprits, rend impossible, voire contre nature, l’idée d’une participation et d’une implication des personnes handicapées à la vie politique, économique et sociale. Lorsqu’il est question de citoyenneté, on entend très souvent : Mais comment envisager l’implication ou la citoyenneté d’une personne placée sous tutelle ou curatelle ?
Comment entrevoir la citoyenneté de personnes polyhandicapées dont la prise en charge en maisons d’accueil spécialisé ou en foyers d’accueil spécialisé apparaissent les seules opportunités possibles ?
Comment envisager la citoyenneté d’adultes handicapées, alors que nous vivons dans une société qui se veut d’excellence, de performances, et qui n’hésite pas à invalider les valides ? Comme le démontrait fort bien Robert Castel.
Comment envisager la citoyenneté d’enfants handicapés dont la probabilité de scolarisation en milieu ordinaire semble de plus en plus illusoire compte tenu du niveau de savoir et de connaissance de plus en plus complexe et important, exigé des enfants ?
Ces questions sont posées par la question de la citoyenneté et ne peuvent qu’inciter généralement à tenir les personnes atteintes d’une déficience à distance de l’Etat public. Ce sont aussi autant de questions qui incitent à admettre qu’être handicapé, c’est non seulement être différent, mais aussi être ailleurs, dans un monde à part. Et pourtant, si on se réfère à la condition d’institutionnalisation de la notion de handicap, on se rend compte que citoyenneté et handicap sont étroitement liés et présentent de profondes similitudes.
La citoyenneté comme le handicap renvoient au principe de cohésion sociale.
La citoyenneté comme le handicap sont au cœur des relations qu’entretiennent les individus entre eux, de la dialectique qui relie l’individu au collectif et du rapport aux normes sociales.
L’idée de citoyenneté distingue l’Homme libre de l’esclave.
La notion de handicap s’est affirmée pour dissocier la déficience de l’infirmité.
La citoyenneté comme le handicap renvoient à la possession de droits et de devoirs sociaux, politiques et économiques.
La citoyenneté comme le handicap entendent placer sur un pied d’égalité des individus différents et inégaux et ambitionnent le respect de la différence et de la dignité humaine. Qu’il s’agisse de la citoyenneté ou du handicap, ces deux notions renvoient fondamentalement à la participation librement consentie des individus à la vie collective.
Cette similitude rappelle que, loin d’être paradoxal, handicap et citoyenneté sont intimement liés. En effet, la question de la citoyenneté est au cœur du traitement social de la déficience qui s’est matérialisée sous l’impulsion des associations tout au long de ce siècle. L’ambition d’intégration qui caractérise le vingtième siècle refuse la ségrégation psychologique dont faisaient jusqu’alors l’objet les personnes réputées handicapées. Elle refuse la passivité dans laquelle est confinée la prise en charge au sein des établissements psychiatriques ou d’hôpitaux ou, à l’inverse, leur délaissement à domicile. L’ambition d’intégration incite les personnes handicapées à rechercher une autonomie et veut faire de la personne un membre à part entière de la société. D’ailleurs Tramois a qualifié l’action de l’A.P.F. comme un mouvement de libéralisation des personnes handicapées ; mouvement de libéralisation grâce auquel les personnes handicapées pourraient se réaliser socialement et professionnellement et devenir des membres à part entière de la société. L’ambition d’intégration participe donc d’un modèle d’analyse qui refusait un modèle de citoyenneté qui réservait l’égalité aux personnes physiquement intègres, et qui s’accommodait de l’exclusion politico-sociale des personnes atteintes d’une déficience. L’ambition d’intégration privilégie un modèle de citoyenneté faisant de l’égalité une réalité inhérente à l’universalité de la nature humaine, et de la citoyenneté un destin. Destin fondé sur l’adhésion des citoyens aux valeurs communes et universalistes de la République. Il appartenait à ce titre aux techniques réadaptatives de démontrer que la marginalité et la passivité des personnes atteintes d’une déficience n’étaient ni inhérentes à la déficience, ni inéluctables ; et revenait à l’Etat social d’être la marque de l’universel, de transcender les particularismes, les disparités et les inégalités. Il incombait à la personne handicapée de combler son désavantage en s’inscrivant dans une dynamique réadaptative l’autorisant à participer au processus économique et social et d’être incorporé dans une collectivité.
Toutefois, si nous parlons de citoyenneté aujourd’hui, c’est parce que ce modèle de citoyenneté est profondément affecté par un ensemble de mutations.La quête infinie d’égalité qui caractérise l’idée de citoyenneté a généré auprès des personnes atteintes d’une déficience, et de leurs familles, de nouvelles attentes et de nouveaux besoins. Elles sont de plus en plus nombreuses à refuser les formes d’adhésion que leur propose un modèle de citoyenneté qui leur demandait de déléguer à d’autres, qu’il s’agisse de l’Etat ou des associations, le soin de donner sens à leur vie, de leur constituer une identité sociale, voire une identité personnelle. Elles sont de plus en plus hésitantes à se plier mécaniquement à la loi de la majorité et à abandonner leur droit de dire et de vivre leur différence. En revanche, les personnes atteintes d’une déficience, et leur famille, souhaitent pouvoir négocier à titre individuel leur adhésion, leur participation et se sentent capables de le faire. Un tel changement ne peut que fragiliser la légitimité de toutes les instances représentatives ou de toutes les personnes qui prétendent être habilitées à mieux savoir que les autres, et, se faisant, à décider à la place des personnes handicapées.
Affaiblis par les contradictions d’une citoyenneté s’organisant essentiellement autour de l’adhésion aux idéaux républicains que symbolise l’Etat, le modèle de société que nous connaissions tout au long de ce vingtième siècle est aussi miné par l’abandon de l’ambition collective d’intégration qu’engendre la redéfinition du rôle de l’Etat. A l’Etat social, principal garant d’une cohésion et d’une solidarité qui se veut nationale, s’est progressivement substituée la figure de l’Etat stratège, créateur d’espaces de socialité et promouvant une société qui se veut de responsabilités partagées. Selon cette perspective, il n’est plus du ressort de l’Etat d’être la marque de l’Universel. La cohésion sociale ne se veut plus être au premier chef de l’affaire de l’Etat ni de spécialistes. La cohésion sociale n’est plus à décliner au singulier ni à concevoir à l’échelon national. Elle se veut plurielle, locale, parce qu’elle désire avant tout être affaire d’individus et qu’elle suppose l’implication de tout un chacun.
La substitution du langage d’insertion à celui d’intégration en est symptomatique. Alors que le langage de l’intégration présuppose l’existence d’un tout, une entité collective à même d’incorporer l’individu ; le langage de l’insertion situe l’interdépendance entre les individus dans leurs capacités à concourir individuellement à l’existence et au développement d’un tout. Il réfère l’appartenance sociale à la capacité d’implication de l’individu dans le corps social et sa volonté de contribuer activement et de manière constructive au développement de la société. Une telle redéfinition du rôle de l’Etat porte en elle un nouveau modèle de citoyenneté qui fait de l’individu le principe d’unité de l’organisation sociale et qui essaye de penser la participation sociale au-delà de l’Etat.
Ce modèle de citoyenneté se revendique de la philosophie des Droits de l’Homme et refuse à ce titre toutes formes de discriminations. Au-delà de la reconnaissance des droits en matière d’éducation, de formation, d’emploi, de soin, il veut une égalité de traitements en tout point de vue. Il délaisse le principe d’unité pour valoriser et encourager celui de différence. Il fait de la dignité humaine le paradigme structurant de l’action publique.
A l’image du slogan « tous égaux, tous différents », il entend offrir à tout un chacun les mêmes chances de participation sociale, et favoriser, autant que faire se peut, des conditions de vie similaires à tous. Il privilégie l’accès au dispositif de droit commun, le maintien en milieu de vie ordinaire, tant sur le plan professionnel, éducatif et social.
Ce modèle de citoyenneté se veut plus actif, plus participatif, plus individuel et mieux maîtrisé par chacun. Il substitue en quelque sorte une perspective participative basée sur une incorporation individuelle de la citoyenneté, à une perspective intégrative qui repose essentiellement sur l’action de l’Etat social, en faisant de l’individu le principe de cohésion sociale, et en liant parfois les modes d’acceptation de l’autre à l’aptitude individuelle à formuler un projet, à s’inscrire dans une dynamique sociale ; en d’autres termes à se définir comme des citoyens coopérant activement aux processus économiques et sociaux.
Ce modèle de citoyenneté rend conditionnel les possibilités d’appartenance. Naguère destin assuré a priori pour peu qu’on eut un emploi, qu’on soit de nationalité française ou encore physiquement intègre, la citoyenneté est devenue incertaine et à conquérir, qu’on soit physiquement intègre ou non, qu’on ait un emploi, bien souvent à durée déterminée et couplé à un projet ou non, qu’on soit de nationalité française ou non. Devenue conditionnelle, la citoyenneté ne fait plus uniquement question pour les populations atteintes d’une déficience ou les populations marginales, elle se trouve universalisée et concerne tout le monde. Comme le montre la généralisation du langage de l’exclusion, auquel on a assisté dans les années quatre-vingt-dix, voire les orientations de la nouvelle classification internationale des handicaps.
Aussi, la citoyenneté des personnes handicapées est-elle plus que jamais une histoire de société, et à ce titre, un enjeu démocratique majeur pour la société tout entière au-delà des spécialistes du handicap. L’avènement d’un tel modèle de citoyenneté, fait de la citoyenneté des personnes handicapées un enjeu fondamental. L’ignorer reviendrait à projeter les personnes handicapées dans un no man’s land social où on n’est ni intégré, ni exclu. Ce modèle de citoyenneté admet ou force à considérer, que les conditions qui font la citoyenneté des personnes handicapées ne diffèrent pas fondamentalement de celles qui font la citoyenneté de tout un chacun.
Les besoins des personnes handicapées ne diffèrent pas fondamentalement des besoins de tout un chacun. Aussi ce modèle de citoyenneté suppose-il, et cela est bien sûr, l’existence d’un cadre juridique précisant les droits civils, politiques et sociaux, ainsi que les devoirs des personnes atteintes d’une déficience. Ce cadre juridique fixe les conditions statutaires dans lesquelles est pensée la participation des individus, quelles que soient leurs caractéristiques particulières et quelles que soient les conditions économiques et sociales existantes.
Ce cadre juridique dessine les contours d’une citoyenneté sociale. Cette dimension statutaire n’épuise toutefois pas, on s’en doute, l’analyse de la citoyenneté. Exclusivement défini par un ensemble de droits et de devoirs, le citoyen est un individu abstrait, un ayant droit dont le droit au bien social ou public passe avant tout par une participation au processus économique. Il s’agit d’un administré qui ne dispose d’aucun réel pouvoir de définition sur le contexte institutionnel de prise en charge. Aussi ce modèle de citoyenneté exige-t-il que les personnes handicapées disposent de réelles possibilités de participation. La citoyenneté statutaire n’a de pertinence que si les principes légalement énoncés se concrétisent. Or, force est de constater que l’accessibilité des lieux publics est très aléatoire. Le métro parisien en est une cinglante illustration. La réforme des annexes 24 est loin d’être entrée dans les mœurs, lorsque l’on observe les pratiques au sein des établissements à l’égard des personnes atteintes d’une déficience, et des parents. De même, contrairement aux textes, il est des décisions scolaires prises sans l’assentiment des parents. Ces derniers ne sont pas toujours impliqués dans la décision d’intégration scolaire. Alors même que les textes leur accordent un rôle essentiel dans la définition et la mise en oeuvre du projet d’intégration scolaire, les parents sont nombreux à révéler les décalages administratifs, les fréquents manques d’information concernant le projet de l’enfant, et les différentes barrières qu’ils rencontrent tout au long de la scolarité, au point de rendre parfois l’intégration scolaire, mais aussi l’insertion professionnelle, particulièrement épuisantes.
Enfin les discriminations à l’emploi, à l’éducation, aux loisirs vécues au quotidien par les personnes handicapées sont nombreuses. Signalons à ce sujet que l’accès aux dispositifs de formation professionnelle de droit commun est particulièrement difficile pour les personnes handicapées. Signalons aussi qu’à qualification égale, les candidats valides ont près de deux fois plus de chances d’avoir une suite positive à leur candidature spontanée que leurs homologues handicapés.
Ces difficultés rappellent que ce nouveau modèle de Citoyenneté exige un sentiment d’appartenance et d’identification à la collectivité. Il ne saurait y avoir d’ambition citoyenne sans que soient développées des pratiques appropriées aux besoins des personnes et de leurs familles avant que de recourir à des services spécialisés. Il n’est de sentiment d’appartenance sociale chez les personnes handicapées, qu’à la condition de leur permettre de disposer des biens correspondant à leurs besoins, et des ressources leur permettant de faire les choix qu’ils désirent, et de mener une vie au même titre que n’importe quel individu, aussi indépendante que possible.
Penser la citoyenneté des personnes handicapées revient moins à régler un problème posé par une déficience que de répondre à des besoins de personne compte tenu de leurs projets, leurs attentes. Au delà d’une aide ou d’une assistance qu’il convient d’apporter à des populations en difficulté, il s’agit de reconnaître les personnes atteintes d’une déficience, et leur entourage, comme les sujets de leur devenir et non comme des objets d’intervention.
Parler de Personnes handicapées est à ce titre essentiel.
Envisager le travail d’insertion comme une prestation offerte à une personne en droit de trouver des réponses à leurs besoins est une autre condition qui me paraît essentielle. Rompre avec la traditionnelle opposition entre dispositif de droit commun et milieu protégé, pour envisager, tant le milieu protégé que les dispositifs de droit commun, comme des instruments au service de la qualité de vie, est une condition qui me paraît tout à fait essentielle à cela. Et, quelle que soit sa composante, statutaire, effective ou identitaire, l’ambition citoyenne suppose une redéfinition des pratiques à l’égard des personnes atteintes d’une déficience et une autre manière de les penser. Considérer la personne handicapée comme un citoyen redéfinit le handicap.Celui-ci n’est plus la résultante d’une déficience, mais la résultante d’une interaction entre un individu, une déficience et ses implications, et l’aptitude d’un environnement à prendre en considération les besoins de la personne et ses particularités.
L’ambition citoyenne suppose une vision écologique du problème spécial qui spécifie les personnes atteintes d’une déficience. Elle présuppose moins la normalisation de l’individu par un travail de reclassement social et professionnel, que la normalisation des conditions sociales dans lesquelles évoluent les personnes handicapées, afin de leur assurer les mêmes droits et les mêmes avantages que tout autre personne, de leur permettre la réalisation de leurs projets de vie et d’être les acteurs de leur devenir.
Considérer la personne handicapée comme un citoyen redéfinit fondamentalement le rapport à l’altérité. Il nécessite une reconfiguration des rapports entre les personnes physiquement intègres et les personnes handicapées, comme leur entourage. En associant les personnes handicapées à des êtres responsables et raisonnables, à même de faire des choix dignes d’être respectés, et disposant de droits se devant d’être appliqués de manière équitable, l’idée de citoyenneté suppose une inversion des signes caractéristiques des personnes atteintes d’une déficience. Celles-ci ne peuvent plus être appréhendées sous l ‘angle de leur incapacité et de leur inadaptation ou encore des coûts et des contraintes que génère la déficience, comme c’est souvent le cas. On ne peut pas penser le devenir d’une personne si l’on pense cette personne incapable d’un devenir quel qu’il soit, et on ne peut travailler à la réalisation d’un projet de vie si l’on pense la personne incapable de formuler un projet ou même de se projeter.
Aussi seule une prise en compte des potentialités des personnes handicapées, de leurs ressources, mais aussi de leurs apports au bien-être collectif, rend possible de les envisager comme des citoyens, comme des personnes contribuant au bien-être collectif. Et les travaux que j’ai eu l’occasion de mener, tant en matière d’intégration scolaire qu’en matière d’insertion professionnelle, montrent bien que les personnes atteintes d’une déficience contribuent au bien-être collectif, puisque, si je prends l’amélioration de l’accueil des étudiants handicapés, et bien les besoins des étudiants handicapés ne diffèrent nullement des besoins de tous les étudiants ; et par ailleurs, les besoins d’une personne handicapée en matière d’accès à l’emploi ne diffèrent nullement des besoins de toute personne à la recherche d’un emploi.
Considérer la personne handicapée comme un citoyen suppose une redéfinition des missions du cadre institutionnel de prise en charge existant. Envisager la citoyenneté des personnes handicapées, c’est les penser comme des personnes responsables, comme des personnes contribuant au développement de la société. Or, les personnes atteintes d’une déficience ou leurs familles, ont plus souvent été habituées jusqu’alors à se définir comme des objets d’intervention et non comme des acteurs faisant partie à part entière d’un processus décisionnel.Aussi les possibilités d’expression des besoins et la capacité à se définir comme un acteur, sont-elles loin d’être aisées et acquises d’avance. Souvent les personnes handicapées – mais n’est-ce pas également le cas pour chacun d’entre nous ? – ont du mal à formuler leurs besoins. Difficulté qui conduit bien souvent à transférer les besoins des professionnels aux personnes et à considérer comme les besoins des personnes les besoins de l’institution. Aussi n’est-il de citoyenneté possible qu’en définissant l’Action Sociale comme la mise en compétence de la citoyenneté de l’individu, et non plus comme la réadaptation de l’individu.
Ambitionner la citoyenneté des personnes handicapées est un enjeu essentiel et on l’a vu, il s’agit d’une ambition qui reconnaît les individus dans leurs différences. Il s’agit d’une ambition qui place l’individu au cœur des pratiques sociales et des modalités d’appartenance. L’ambition citoyenne substitue des modalités d’intervention visant le retour à la norme d’une catégorie, les handicapés, à des modes d’intervention sociale centrés sur la personne, et l’ambition citoyenne offre à ce titre des perspectives insoupçonnées. Elle porte aussi un certain nombre de défis majeurs qui, s’ils sont ignorés, risquent de fragiliser les personnes handicapées et leurs familles, au point de faire de la citoyenneté parfois un risque majeur.
Ce n’est pas la citoyenneté qui fait l’organisation sociale, mais l’organisation sociale qui fait la citoyenneté.Aussi la citoyenneté ne saurait s’apprécier, comme c’est trop souvent le cas à l’analyse des pratiques, à la seule aptitude de l’individu à formuler un projet et, d’une certaine manière, à négocier son identité et son appartenance. S’il n’y a bien sûr pas de citoyenneté possible sans implication individuelle, il serait toutefois dangereux de subordonner les possibilités sociales d’appartenance sociale à la seule aptitude de l’individu à s’impliquer. Cela reviendrait, comme j’ai pu l’observer en matière d’insertion professionnelle ou d’intégration scolaire, à faire dériver la définition et le respect du droit du principe d’égalité des chances, de la faculté d’implication de la personne handicapée ou de son représentant, dans le corps social. Cela reviendrait en outre, comme d’ailleurs le suggère la définition de la participation sociale que propose la classification internationale du handicap, à demander à la personne d’être son propre vecteur de sens et de lui demander de construire le monde dans lequel elle vit, d’être le principal acteur de sa qualification sociale et professionnelle.
L’idée de Citoyenneté serait alors porteuse d’un projet normatif sans précédent qui demanderait à la personne atteinte d’une déficience de légitimer par elle-même, et à titre individuel, sa raison d’être. D’autre part, l’idée de citoyenneté, par définition, met en tension l’universalisme des valeurs modernes et l’expérience historique, toujours particulière, des êtres en société. Aussi existe-il toujours un décalage entre la vision objective des possibilités sociales offertes par les pouvoirs publics, et la vision qu’en ont les individus qu’ils soient atteints d’une déficience ou non. Oublier cette tension reviendrait à réduire l’effectivité à sa plus simple expression économique, et à faire de l’efficacité la norme première à partir de laquelle s’apprécient les possibilités de participation et d’implication des personnes handicapées.Une telle perspective reviendrait à réduire la citoyenneté à une citoyenneté de marchés, au sein de laquelle les conditions d’appartenance sociale sont conditionnées par des lois économiques centrées sur le rapport efficacité / coût et non par des lois politiques basées sur l’enjeu démocratique.
Enfin, comme le montre Emile Durkheim, il n’est de démarches contractuelles sans une action régulatrice durable à même de garantir les conditions de coopération entre les parties en présence. Aussi la citoyenneté des personnes handicapées ne saurait-elle se faire sans une action régulatrice politique exercée par l’Etat. Ignorer cela reviendrait à substituer une régulation techno-juridique s’organisant en amont ou en aval des assemblées législatives, et fondée sur les compromis de nature corporatiste, des chartes, etc., à une régularisation politique liée à la production de compromis politiques dans l’espace législatif. Ce glissement consacrerait une citoyenneté centrée sur le juridique et fondée sur la particularité d’un sujet moral ou social de nature corporative, en lieu et place d’une citoyenneté axée sur le législatif et fondée sur le principe de l’universalité du sujet politique. En ce sens, Mesdames et Messieurs, la citoyenneté de la personne handicapée est bien révélatrice de l’enjeu démocratique qui entoure la citoyenneté d’une manière générale. Il ne s’agit pas d’un enjeu spécifique lié à un groupe d’intérêts ou à une minorité pensée dans une perspective comportementale ou biologique.
Il s’agit bel et bien des formes de solidarité dont nous nous doterons à l’avenir pour permettre une acceptation des personnes handicapées, pour permettre à travers l’acceptation des personnes handicapées, l’acceptation de tout un chacun.
Je vous remercie.